Travail, énergie et agriculture : des corps et des machines en action.


Dans « La dynamique du capitalisme » paru en 1985, Fernand Braudel résume en une centaine de pages l’ensemble de ses recherches sur l’histoire économique du monde entre le XVe et le XVIIIe siècle. Il en conclut, bien modestement il est vrai, qu’il lui reste encore à « saisir et comprendre en même temps les raisons du changement du taux de croissance apparu en même temps que le machinisme ».

Cette remarque étonnante, quoiqu’un peu datée, en dit long de notre difficulté à penser les liens entre énergie, travail et économie, ainsi que les rapports sociaux que cette relation engendre.

L’énergie peut être considérée comme une grandeur physique qui quantifie la capacité d’un système à opérer un changement. Elle intervient dès qu’il y a une mise en mouvement, une variation de vitesse, de température, une réaction chimique (c’est-à-dire aussi biologique) ou nucléaire, etc. et ce partout, tout le temps, des systèmes physiques au vivant et du vivant aux sociétés humaines. L’énergie est la monnaie première, ultime et universelle, elle est le moteur et le marqueur de nos économies, elle est l’unité de mesure de la transformation que nous accomplissons sur les choses : en un mot elle fournit pour l’essentiel du travail mécanique.

Ce travail mécanique servant à la transformation du monde a longtemps été délivré exclusivement par le corps humain. « A l’époque de la Révolution industrielle en Europe (vers 1800), plus de 70% de l’énergie mécanique provenait toujours de la force musculaire de l’homme. La surface des terres arables, ainsi que la quantité d’eau pour les récoltes, demeurait la contrainte énergétique fondamentale »[1]. Les 30% restant de l’énergie disponible étaient essentiellement fournis par les animaux de trait (suivis des moulins à eau et à vent) :  au début du XXe siècle il fallait deux hectares pour nourrir un cheval. Ainsi en 1920 aux Etats-Unis, un quart des terres agricoles étaient-elles emblavées en avoine, la principale source énergétique du transport et du travail à cheval. Y aurait-il une concurrence entre la couverture des besoins alimentaires et l’énergie disponible d’une société ?

Un corps humain peut restituer au maximum 0,5 kWh d’énergie mécanique par journée de travail[2], soit admettons environ 100 kWh par an[3] en suivant les règles du droit social français. C’est ce que plusieurs auteurs travaillant sur le sujet ont quantifié et appelé « un esclave énergétique » et qui peut servir d’unité de comparaison.

Un litre d’essence contient environ 10 kWh d’énergie. Lorsqu’il passe dans un moteur thermique dont les rendements sont aujourd’hui compris entre 20 et 40%, ce litre peut donc restituer 2 à 4 kWh d’énergie mécanique (c’est-à-dire une fois comptabilisées les pertes par dissipation d’énergie sous forme de chaleur lors du processus de combustion, ainsi que par frottements). Comparé à un ouvrier agricole qui travaillerait de manière intense avec son corps, un litre d’essence restitue donc un travail équivalent à une cinquantaine d’heures de travail humain. Sachant que la consommation énergétique annuelle d’un français est de 60 000 kWh, les calculs montrent que nous avons environ 400 esclaves énergétiques à notre disposition en permanence, 24 heures sur 24, pour nous nourrir, construire et faire fonctionner nos habitations, nous déplacer, nous chauffer, nous habiller, laver notre linge, faire couler notre café, lire cet article sur internet[4], et en ce qui concerne notre sujet, pour travailler.

En France, pour acheter un baril de brut en 2018, soit 159 litres de pétrole ou bien 1 628 kWh, il fallait 6 heures de travail[5] , soit 1 000 fois plus d’énergie que nous n’en produirions avec notre propre corps en 24 heures. Combien nous coûte réellement l’énergie ? D’où provient notre fameux pouvoir d’achat ? Afin de se rendre compte de la débauche d’énergie dont nos esclaves sont capables, rien de mieux que de regarder Robert Förstemann, médaillé olympique de cyclisme sur piste, tenter de toaster une simple tranche de pain de mie à la force de ses mollets[6].



C’est bien parce que des esclaves énergétiques, autrement dit des machines à fort rendement et forte consommation d’énergie, réalisent à notre place tous les travaux qui par le passé demandaient une main d’œuvre nombreuse reposant sur la capacité des corps à fournir une faible part de travail mécanique, que nous avons pu évoluer vers des sociétés tertiarisées. Dans les faits, une société tertiarisée est une société qui produit et gère principalement de l’information, la plupart des flux physiques y sont assurés ailleurs (ils existent donc bel et bien), soit par une main d’œuvre à bas coût dans des pays tiers, et/ou soit par des machines dont le fonctionnement repose sur l’utilisation d’une énergie, non pas à bas coût, mais qui ne coûte presque rien en regard de la puissance qu’elle est comparativement capable de délivrer.

Jean-Marc Jancovici, membre du Haut Conseil pour l’action climatique, développeur en France du Bilan Carbone, soutient que c’est ce mécanisme qui est à l’origine de tous les acquis sociaux du XXe siècle dans les économies développées/tertiarisées : congés payés, diminution du temps hebdomadaire de travail, études secondaires, sécurité sociale, retraites, allongement de l’espérance de vie, etc. jusqu’au divorce qui induit - ou est rendu possible par - une augmentation de la consommation d’énergie des ex-conjoints de 60%.

Cette consommation d’énergie est passée au niveau mondial de 250 millions de tonnes équivalent pétrole (tep[7]) en 1800 à 13 milliards de tep en 2015. Le graphique ci-dessous représente la répartition par pays du taux d’actifs dans l’agriculture en fonction de l’énergie disponible en tep par personne : plus nous avons d’énergie disponible (ou d’esclaves énergétiques) par personne, plus nous pouvons nous permettre de travailler hors des champs, champs qui nourrissent nos organismes.

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Source : Jean-Marc Jancovici/Banque Mondiale 2013

Mais ces chiffres cachent en réalité trois autres faits majeurs : premièrement, l’utilisation d’énergie, et en particulier l’énergie fossile (81,4% de la consommation primaire d’énergie dans le monde en 2015), émet de grandes quantités de gaz à effet de serre (GES). Deuxièmement, l’agriculture est responsable d’un quart des émissions mondiales de GES. Troisièmement, les énergies fossiles sont en quantités limitées sur notre planète.

Passons sur ce que nous savons ou croyons savoir de ce qu’il en sera des conséquences sur le climat, retenons simplement qu’afin d’éviter un emballement climatique le GIEC préconise une réduction de nos émissions d’un facteur 4 (soit encore une centaine d’esclaves énergétiques à notre disposition), prenons conscience de la part de notre alimentation dans les émissions de GES, mettons de côté le problème démographique et venons-en aux réserves d’énergies disponibles.

Avec 80% de la consommation d’énergie primaire, pétrole, gaz et charbon sont « un client sérieux » dans le mix énergétique mondial. Autant dire que c’est ici que réside notre pouvoir d’achat, le sujet est donc de la plus haute importance. L’Agence Internationale de l’Energie a définitivement reconnu que le pic de production de pétrole conventionnel avait eu lieu en 2008. Ce qui n’est pas (encore) le pic dit « tous liquides », c’est-à-dire pétrole conventionnel plus pétrole offshore, huiles de schistes et autres, mais que l’AIE estime dans son dernier rapport paru fin 2018 devoir arriver entre 2025 et 2030[8]. Certes, il va encore rester de gigantesques ressources énergétiques fossiles à notre disposition (plus de la moitié de ce qui a été consommé à ce jour par l’humanité), mais la fin de l’ère de l’énergie abondante et bon marché semble approcher.

Qu’on le veuille ou non, notre consommation d’énergie baissera dans le courant du XXIe siècle, soit que nous épuiserons les ressources, soit que nous choisirons de baisser nos émissions de GES, ce qui revient à dire dans les deux cas « moins d’énergie disponible par personne ». Dans les faits, ces deux phénomènes seront concomitants, c’est ce qu’on appelle la contrainte énergie/climat. En un autre sens, la question pourrait être de savoir non pas comment nous pourrions ramener la part des émissions de GES de l’agriculture à une moindre fraction, mais de savoir comment celle-ci devra en représenter une plus grande dans un volume d’émissions lui-même en repli.

Que répondre donc à Fernand Braudel ? Tout simplement que le lien entre l’accélération de la croissance économique et le machinisme est une conséquence physique (i.e. une intensification des flux et de notre capacité à transformer les choses qui nous entourent) des lois de la thermodynamique qui sont celles de la conservation et de la dissipation de l’énergie[9].

Les mutations du travail, à n’en pas douter, seront aussi et surtout parce qu’elles en découleront, les mutations à venir des enjeux énergétiques, climatiques et alimentaires. Et c’est bien parce que nos besoins physiologiques priment, et qu’ils primeront d’autant plus dans un monde sous contrainte climat/énergie, que nous n’aurons d’autres choix que de décroître[10] et de travailler autrement, c’est-à-dire et probablement avec nos corps. Et travailler avec nos corps dans les champs ; tout du moins pour une plus large part des actifs de nos économies tertiarisées.

Il ne s’agit pas ici de nier les apports et la puissance d’explication des sciences humaines et la découverte de lois biologiques, anthropologiques, sociales ou bien économiques dans la conduite et l’évolution du monde, mais de comprendre que ces lois sont elles-mêmes subordonnées et dérivées de lois physiques[11]. Il ne s’agit pas non plus de penser que c’était mieux avant ou que ce sera pire bientôt : bien malin qui pourra dire quand la bascule aura lieu (peut-être est-elle déjà à l’œuvre), si elle sera violente ou pacifique, mais elle aura lieu car c’est une certitude qui émane, une fois de plus, des lois physiques qui nous gouvernent et qui tirent leur force du fait qu’au contraire des opinions qui sont des constructions sociales, celles-ci nous sont données et s’imposent à nous de manière universelle et quoi qu’on en pense. Analyser le travail aujourd’hui, l’imaginer et l’expérimenter demain hors de ce méta-cadre serait persévérer dans une bonne part de notre aveuglement collectif.

 

« Je ne cherche pas à dire que tout est mauvais, mais que tout est dangereux – ce qui n’est pas exactement la même chose que ce qui est mauvais. Si tout est dangereux, alors nous avons toujours quelque chose à faire. Donc ma position ne conduit pas à l’apathie, mais au contraire à un hyper-militantisme pessimiste. » Michel Foucault, Dits et Ecrits II.

 

Sébastien Hébrard.


[1] John R. McNeill. Du nouveau sous le soleil. Une histoire de l’environnement mondial au XXe siècle. Editions Points, 2000.

[2] C’est-à-dire ici uniquement avec ses jambes, par exemple en pédalant. Seulement 0,05 kWh pour les bras, soit dix fois moins. Le rendement énergétique d’un corps humain est de 18%.

[3] 0,5 kWh x 228 jours = 114 kWh. On pourra trouver des références variables, plus ou moins exactes et précises en ce qui concerne ce type de calcul. Les chiffres présentés ici ne prétendent pas être « justes » : les écarts de puissance entre un corps humain et une machine thermique sont quoi qu’il en soit tellement importants, que c’est l’ordre de grandeur qu’il convient de retenir.

[4] Pour plus de détails, voir https://jancovici.com/transition-energetique/l-energie-et-nous/lenergie-de-quoi-sagit-il-exactement/

[5] Jean Laherrère, ASPO (Association for the Study of Peak Oil / Association pour l’étude des pics pétrolier et gazier), novembre 2018.

[6] Le seuil de puissance développée par un cycliste sur route qui le fait basculer dans la catégorie « suspicion de dopage » est situé à 430 Watt. Le grille-pain dont il est question ici nécessite 700 Watt pour fonctionner.

[7] 1 tonne équivalent pétrole = 11 600 kWh.

[8] Voir http://petrole.blog.lemonde.fr/2019/02/04/pic-petrolier-probable-dici-a-2025-selon-lagence-internationale-de-lenergie/  . Ces données sont conformes à celles de l’ASPO parues dernièrement.

[9] François Roddier, De la thermodynamique à l’économie, Editions Parole, 2018.

[10] Voir https://www.franceculture.fr/emissions/lsd-la-serie-documentaire/bienvenue-dans-lanthropocene-14-le-vivant-seffondre

[11] Voir https://www.franceculture.fr/emissions/les-cours-du-college-de-france/traits-de-vie-et-contraintes-energetiques-au-cours-de-levolution-humaine-16-levolution-humaine-et