Pourquoi l’écologie doit s’intéresser aussi à la question du travail

FIGAROVOX/TRIBUNE - Doctorante en philosophie et spécialiste de la question du travail, Louise Roblin a publié un manifeste appelant à remettre l’Homme au coeur du travail. Elle s’engage pour que soit accordé à tous un «travail décent et durable».

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Louise Roblin est doctorante en philosophie politique, et responsable, au Ceras, de la coordination de la recherche-action qui a abouti au Manifeste pour un travail décent et durable

Pendant deux ans, un groupe d’acteurs sociaux de tous les continents, coordonné par le Ceras (Centre de recherche et d’action sociales), s’est efforcé de tracer les contours d’un futur souhaitable pour le travail, dans le contexte d’une transition écologique et sociale. Il y a quelques jours, cette assemblée présentait à l’Unesco son «Manifeste pour un travail décent et durable», qui regroupe ses constats et recommandations collectives.

La question du travail dans la transition socioécologique appelle un changement de paradigme: comment promouvoir un système dans lequel le travail est tout à la fois décent, juste et écologiquement durable pour tous les hommes et toutes les femmes?

Certes, les institutions internationales (et l’OIT en premier lieu) apportent quelques tentatives de réponses: “le travail n’est pas une marchandise” déclaraient-ils déjà en 1944 - ajoutant que le travail doit être protégé au nom de la dignité humaine.

Le travail, qui est collectif par essence, ne peut pas se comprendre sous un prisme individualiste.

Mais dans l’énorme majorité des vécus, travail et dignité humaine ne sonnent pas à l’unisson. Et s’il importe de défendre les droits universels des travailleurs et de promouvoir un travail qui honore et respecte la dignité humaine, il est temps de prôner un travail “dignifiant”, c’est-à-dire qui donne la possibilité à chacun d’augmenter sa dignité. Cela passe par l’expression de sa créativité et de sa responsabilité. Il importe également de prendre conscience que le travail “protégé” ne concerne que l’emploi, ce qui ne représente que 50 % des travailleurs mondiaux. La justice sociale a besoin d’être étendue à toute sorte de travail, y compris dans l’économie informelle. Tous les types de “travail invisible” (informel, domestique, bénévole, etc.) doivent être reconnus dans les dispositifs légaux.

La valeur sociale et environnementale du travail suppose la conscience que nous sommes responsables de la survie et du bien-être de chaque être.

Par ailleurs, le travail, qui est collectif par essence, ne peut pas se comprendre sous un prisme individualiste. Cette approche relationnelle est cruciale aujourd’hui pour au moins deux raisons.

D’une part, dans un contexte de crise écologique, elle implique que le travail devrait être le lieu de relations enrichissantes avec les autres êtres (humains ou pas): le travail est un dialogue en ce sens qu’il transforme le monde, les autres et le travailleur lui-même. Si la dignité est un attribut humain, tous les êtres, humains ou non, ont une valeur intrinsèque, et leur non-respect est contraire à la dignité humaine. C’est pourquoi la valeur sociale et environnementale du travail suppose la conscience que nous sommes responsables de la survie et du bien-être de chaque être.

D’autre part, dans un contexte propice à la fragmentation sociale, l’aspect coopératif du travail doit remplacer l’esprit de compétition sur le lieu de travail, dans la façon d’évaluer les travailleurs, et dans la manière de mesurer le succès commercial (pour l’instant reposant uniquement sur des indicateurs de croissance économique). D’ailleurs, le travail de qualité n’est possible qu’au travers d’un dialogue et d’un conflit institué sur les critères du “travail bien fait”.

Le bien commun, but du travail

Le but du travail doit être le bien commun, compris comme le bien de chacun et le bien de tous.

Aujourd’hui plus que jamais, il faut se souvenir que le but du travail doit être le bien commun, compris comme le bien de chacun et le bien de tous. Comment créer des emplois en fonction des besoins? Comment valoriser les activités qui ne sont pas nécessairement des emplois mais qui ont une forte valeur ajoutée sociale ou environnementale? Cela demande une refondation systémique, en insistant sur le fait que la vraie valeur du travail n’est pas seulement financière. David Graeber, l’anthropologue auteur du fameux «Bullshit jobs» récemment traduit en Français, souligne même ce qui semble être une relation inverse entre utilité et rémunération… Alors, et si la libre concurrence n’était pas en mesure de servir de régulateur de la vie économique? Il est temps de subordonner cette compétition à la justice sociale et environnementale.

Or le soin “du” bien commun passe par le soin “des” biens communs (eau, climat, biodiversité, travail, etc.). Cela implique de repenser le lien entre le travail et la propriété, ainsi que la signification de la propriété en termes d’usage et d’abus des biens et ressources. À cet égard, la doctrine sociale de l’Église fixe un horizon intéressant: la propriété privée est subordonnée à la destination universelle des biens. C’est d’ailleurs dans ce corpus que l’on trouve l’appel le plus pressant à considérer que la crise sociale et la crise environnementale résultent des mêmes causes (une culture du déchet, un paradigme technocratique, un anthropocentrisme déviant) et qu’elles doivent, par conséquent, être traitées dans un mouvement unifié («Laudato si’»).

L’urgence sociale et écologique est telle que nous n’avons guère d’autre choix que d’engager un changement culturel, sociétal et économique profond. Or le fait que le travail soit en péril et que les travailleurs du monde entier souffrent de la crise sociale et écologique est un appel pressant à repenser le travail, son organisation, sa gouvernance, mais également à prendre conscience de sa matérialité et du lien tangible entre l’humain et la nature.